samedi 11 février 2012

Le carnet



Le carnet

En apparence, je suis un petit cahier des plus ordinaires. Une épaisse liasse, enserrée dans une couverture d’un marron moucheté, rehaussé par le noir liseré d’une fine reliure. Seul le jaunissement avancé de mes pages serait à même de trahir mon âge. Mais comme je dors depuis longtemps dans une boîte au fond d’un placard et que personne ne vient plus me visiter, cette coquetterie  me paraît pour le moins superflue.
Ceci dit, deux particularités méritent d’être signalées : la première a trait à mon recto sur lequel se trouve collée une étiquette à demi effacée sur laquelle se devine l’appellation « Kontobuch » et la seconde au fait curieux que mon propriétaire m’ait entamé à l’envers. Inadvertance fébrile ou choix délibéré ? Je ne le saurai jamais vraiment.
Il faut dire que la suite de mon histoire va peut-être éclairer quelque peu ce petit mystère. Lorsque Henri B… sortit de son porte-monnaie les quelques piécettes que j’allais lui coûter, il se trouvait en Allemagne, non loin de Bingen, dans une ferme au bord du Rhin. Nous étions en juillet 1940 et il venait de troquer son uniforme de soldat vaincu contre une défroque de prisonnier de guerre. J’imagine que ses pensées du moment devaient être assez éloignées du souci de m’ouvrir dans le bon sens, moi qui allais pourtant devenir son compagnon privilégié !
Henri ne faisait pas partie de ces personnes qui ont l’habitude de confier au papier leurs pensées secrètes mais, d’instinct, il avait dû sentir que les heures qu’il vivait, à défaut d’alimenter les pages d’une histoire que l’on dit grande, le marqueraient à jamais et méritaient qu’une trace en soit conservée.
Déjà le titre plaçait ses écrits sous le signe d’une pudeur, d’une retenue conformes au caractère du personnage : « Quelques dates rappelant de bons souvenirs… » Moi qui était présent, je puis vous assurer qu’ils ne le furent pas tous, loin s’en faut. Sans déflorer la pensée du défunt, laissez-moi tout de même faire état de cet aveu qui, des années après, brûle encore la page qui le soutient : «  Aujourd’hui, j’ai appris par une lettre datant de plus de trois semaines la mort de mon cher papa et j’ai beaucoup pleuré… »
Ainsi, jour après jour, nous devînmes des amis. Je fus le dépositaire exclusif des peines et des joies, de la longue fresque des travaux agricoles auxquels l’exilé se trouvait astreint, des menus détails d’une vie déracinée… Au fil de mes pages remplies d’une écriture penchée, germa, grandit et s’épanouit enfin l’espoir d’une libération prochaine…
Si la fin du conflit fut pour lui un immense soulagement et un retour vers les siens, ce fut en revanche pour moi une déchirure, un vide intolérable après des années de partage et d’abondance…
Je réintégrai l’étagère aux souvenirs pour n’en descendre que trop rarement. L’ingratitude est fille de  ce siècle et rares sont ceux qui savent que l’oubli tue plus sûrement qu’une balle de fusil.
Hier, les petits-enfants d’Henri ont décidé de faire grand ménage. Inutile de dire qu’ils n’ont pas pris la peine de faire le tri ni même de me gracier avant de déclencher l’autodafé.  Comme bien d’autres avant elles, mes cendres se sont envolées au gré des quatre vents.
Aucun phénix n’en renaîtra si ce n’est pour vous conter mon aventure. Ce qui est mort est bien mort. Ainsi va la vie…