mercredi 14 novembre 2012


Après une longue absence, me voici de retour avec cette histoire, belle et tragique à la fois...


La colline aux asphodèles

Un sentier au milieu des fougères puis tout au bout, un horizon lointain, sans bornes, une friche à genêts s’élançant à l’assaut du ciel, quelques affleurements rocheux, pas un bruit, aucune présence humaine. Une cavalcade de nuages entre gris et blanc, et tout là-bas, au fond de la vallée, une route étroite qui s’essouffle à suivre les méandres de la rivière, sa complice de toujours. Essaimées dans le moutonnement infini des collines, des maisons en file indienne ou en petits groupes, basses et lourdes sous leur chapeau d’ardoises.
A chaque fois que je parvenais à l’endroit où le sentier s’effiloche pour mieux se perdre, j’éprouvais la même sensation grisante, celle d’avoir rejoint mon domaine, d’être enfin parvenu au terme d’un voyage.
En ce matin d’avril, les asphodèles s’étaient mises en frais rien que pour moi. Des larges rosettes d’un vert brillant émergeaient des tiges nues portant des hampes florales couronnées de dizaines de délicates fleurs blanches, soulignées d’orange au cœur. Ainsi que je le faisais rituellement, je choisis la plus épanouie pour la caresser délicatement avant de poursuivre mon chemin. En cueillir une seule m’aurait paru sacrilège et jamais d’ailleurs l’idée ne m’en vint.
Tout en haut de la colline couronnée de pins sylvestres, dormait une vieille cabane de berger en pierres sèches. Elle était mon refuge, mon antre, la première à qui j’ai osé conter mon histoire.
La solitude est la marque de ma vie. Depuis toujours.
Ma mère peinait à tenir une minuscule métairie entourée d’un vaste jardin dans lequel elle besognait de l’aube au crépuscule. Trois fois par semaine, elle attelait Fanfan, notre vieil âne chenu, à la carriole bringuebalante, chargeait ses cageots de légumes, une douzaine d’œufs et trois fromages et s’en allait au marché de la ville voisine, distante de quelque six kilomètres.
Au début, ainsi que je l’ai appris récemment, une voisine obligeante venait me garder tout en tricotant auprès de mon berceau. Dès que ma mère estima que je n’étais plus un bébé et donc que je saurais me tirer d’affaire sans son aide, elle m’abandonna à mon sort dans la maisonnette que nous habitions alors à quelque distance du bourg. Jamais elle ne me fournit d’explications sur cette situation pour le moins difficile à supporter pour un gamin de mon âge, jamais elle ne tenta la moindre excuse à laquelle j’aurais pu m’accrocher. Elle se contentait de couper une large tranche à la miche qu’elle laissait bien en évidence sur la table, d’ajuster un fichu noir qui avait connu des jours meilleurs sur ses épaules et de refermer la porte derrière elle sans un mot.
Le propre de la prime enfance étant de s’accommoder aisément des situations qui lui échoient, ce n’est vraiment que vers huit ou neuf ans que j’ai commencé à m’interroger sur la singularité de ma vie. Interrogation au demeurant jamais exprimée, autant par les effets d’une pudeur maladive qui me poursuit encore aujourd’hui que par la réserve que m’imposait implicitement le maintien sévère de ma mère et son mutisme habituel.
De ma couche, j’entendais donc le martèlement sec de ses pas pressés, les crépitements du feu dans la cheminée et, bientôt, les claquements des sabots ferrés de l’âne décroître sur les graviers du chemin. Parfois un rayon de soleil se glissait par une fente du volet, faisant danser dans l’air des volutes de poussière dorée. Le plus souvent, c’était le souffle léger de la brise matinale qui, se glissant sous la porte, venait aux nouvelles et m’apportait les siennes. Le souffle puissant de la campagne entrait alors dans la pièce en même temps qu’une odeur de verdure acide et de terre mouillée, si bien que la chambre pourtant de dimensions bien modestes me semblait s’en trouver soudain considérablement élargie.
Je me levais alors, enfilais mes hardes posées sur l’unique chaise paillée de la maison qui jouxtait mon lit et sortais après avoir dévoré avec l’appétit propre à mon âge la moitié du morceau de pain qu’une grande lampée d’eau claire puisée à la seille finissait de faire passer.
Les lois d’alors n’étant pas celles en vigueur de nos jours et l’illettrisme absolu de ma mère ne la prédisposant pas à envisager d’expédier son rejeton sur les bancs de la communale, il ne fut jamais question d’école sous notre toit.
Dès lors et quel que fût le temps, je passais mes journées à vagabonder en sauvageon, rejoignant le plus vite possible celle qui fut ma véritable mère et ma première maîtresse : la campagne qui s’étendait autour de moi.
J’aimais tout d’elle et je crois qu’elle me le rendait bien. J’aimais ses parcelles bocagères, ses pierres nues grillées de soleil, ses chemins d’ombre et de hasard rejoignant des cathédrales de silence, ses terres nues fouettées par le vent d’automne… J’aimais les brumes, douces, les longs vols d’oiseaux, les matins damasquinés de givre, les longues soirées aux crépuscules verts… J’aimais la glèbe fumante après l’averse, l’envol lourd des corneilles au ciel de neige, la fuite irritée d’un merle dans les buissons… Jamais orage, pluie ou vent ne m’effrayèrent ou me contraignirent à renoncer. Domptés une fois pour toutes, ils n’étaient pas de taille à lutter…
Dans les vesprées d’été étirées au grand soleil, je ne me lassais pas d’écouter le doux chuchotement des chênes, sentinelles dressées au bord des plaines. Tout m’était provende, tout m’était festin : noisettes en capuchon pâle, bolets roux sous la bruyère, mûres grenues aux ronces des chemins, écrevisses arrachées à leurs caches obscures sous les racines pendantes des vergnes…
Quand j’avais cessé de patauger dans l’eau fraîche des ruisseaux et que je m’étendais sur la mousse le temps que sèche ma culotte de toile, était venue l’heure des histoires délirantes qui viennent aux esprits libres de toute entrave. J’avais trouvé –sans jamais me demander comment il avait atterri là- dans le tiroir du buffet un coquillage marin enroulé en forme de conque dont j’étais très fier et que je n’avais garde d’oublier quand me prenaient des velléités d’évasion. La rumeur sourde qu’il prodiguait pour moi ouvrait le bal des rêves enchantés, vers des ailleurs au goût de meilleur, des terres fécondes, des rivages riants. Vers ces océans battant des côtes tourmentées dont les colporteurs qui sillonnaient le pays nous parlaient parfois avec des éclairs dans les yeux et dont je ne parvenais pas à me faire une idée précise de ce qu’ils représentaient.

Vers ma seizième année, mes songes impossibles en même temps que ma candeur juvénile furent balayés par une révélation et une rencontre fortuite. Chacune à sa façon devait bouleverser mon existence.
Au hasard d’une conversation pourtant prudente de ma mère avec une voisine venue en visite, un jour qu’une mauvaise grippe l’avait contrainte à garder le lit, je finis par mettre des certitudes sur des doutes qui depuis déjà quelque temps m’assaillaient. – Doutes que par ailleurs quelques âmes charitables des environs ne manquèrent pas de conforter –
Je compris abruptement que je représentais depuis toujours un fardeau pour ma mère, vu que j’étais le fruit sauvage d’une brève étreinte de passage, le fils d’un de ces journaliers, fréquents dans les campagnes de l’époque, qui allaient de ferme en ferme durant la belle saison en tentant de louer leurs bras. Se retrouvant enceinte et promptement délaissée par mon géniteur, ma mère avait dû assumer sa faute toute seule, sa famille s’étant détournée d’elle.
Je compris alors d’où venait son dédain à mon égard, son absence quasi-totale d’affection, ses silences interminables, ses lèvres crispées en une sorte de rictus douloureux qui avouaient malgré elle l’étendue de ses désordres intérieurs…
Au cours de toutes ces années d’errances solitaires qui avaient précédé cette journée, je croyais m’être endurci le corps et le cœur, à la manière de ces pirates sédentarisés des îles américaines qui ont les muscles et les sentiments aussi secs que la viande qu’ils boucanent à longueur d’année.
La nausée aux lèvres et le tumulte au cœur, je sus que je m’étais lourdement abusé sur moi-même et sur mes capacités réelles d’aborder aux rivages tourmentés du monde des adultes. Abandonnant sans vergogne ma mère et sa visiteuse, je m’enfuis vers celle qui, une fois de plus, allait savoir m’apaiser, ramener un semblant de calme dans le magma torrentueux de mes pensées.
Les larmes me rejoignirent sur le sentier de mon repaire et durant quelques minutes, recroquevillé dans la poussière, je m’abandonnai à un chagrin silencieux qui avait au moins le mérite de me rendre pour un temps à ma condition d’enfant affligé.
Bizarrement, cette constatation me fit du bien et me donna à comprendre que, bien souvent, une fois ôtés les oripeaux du quotidien, revient la véritable identité, sereine et inchangée.
J’eus soudain une irrépressible envie de foucades de vent, d’horizons tourmentés, de vastes espaces à parcourir follement. Je me dressai pour gagner au plus vite le haut de la colline. Le soleil dessinait une gloire au teint de pourpre et d’orange dans l’échancrure des coteaux qui se préparaient à l’accueillir pour des noces vermeilles. J’écartai les bras, comme les goélands écartent les ailes pour planer dans le vent du soir et me mis à courir éperdument…
Sous les derniers feux du couchant, je vis venir vers moi une fille qui marchait à pas menus. Pieds nus, vêtue d’une robe légère de toile blanche que les frissons de la brise du soir soulevaient en vagues légères, elle avait un fin visage doré comme un abricot de plein été, couronné d’une mousse de cheveux blonds qui lui faisait comme une auréole. Ses yeux noirs restaient fixés sur moi et je déglutis péniblement, hypnotisé par l’intensité de ce regard venu d’ailleurs.
Lorsqu’elle fut tout près, je m’avisai qu’elle ne devait pas être guère plus âgée que moi. Elle s’arrêta et pointa vers moi un index énergique :
- Pourquoi es-tu triste ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint d’une voix étrangement basse.
- Mais… je ne suis pas triste… bafouillai-je, surpris par la brutalité de la question.
Elle insista :
- Mais si tu l’es ! Je suis même certaine que tu as pleuré. C’est rare des garçons qui pleurent, tu es le premier que je vois…
Mon orgueil de jeune mâle en prit un sérieux coup et je feignis de m’en tirer avec une pirouette :
- Serais-tu magicienne pour deviner ce que font les autres ?
Elle laissa fuser un petit rire perlé mais ne se démonta pas pour autant et poursuivit calmement :
- Si je te dis que tu as pleuré c’est que tu as encore des traces de larmes séchées au coin de tes paupières. Mais tu sais, il ne faut pas avoir honte. C’est beau un garçon qui pleure. Je trouve même ça touchant …
Elle ne fixait toujours intensément de ses yeux sombres où dansaient des paillettes d’or. Elle dut sentir qu’elle avait vu juste et que j’avais le plus grand mal à réfréner un chagrin qui renaissait subitement de ses cendres.
Comblant la courte distance qui nous séparait, l’inconnue s’en vint délicatement poser sur mes lèvres un baiser aérien, léger comme un oiseau de soie. Sous la chaleur de sa bouche, j’eus le temps de deviner une douceur autant exquise qu’inconnue.
Elle se dégagea d’une pirouette en disant :
- Je sais qui tu es et ce que tu es…
Elle sembla hésiter puis poursuivit dans un souffle :
- Je crois bien que je n’aimerai jamais un garçon qui soit incapable de pleurer... Alors…
L’émotion me submergea et dans un élan irraisonné, je pris la fuite à travers les fougères…
Lorsque je m’éveillai au matin du jour suivant, l’empreinte des lèvres de l’inconnue me dispensait encore une douce chaleur et je sentis brûler mon visage. Son image, -sa photographie dirait-on de nos jours tant ses traits venaient à moi avec une extraordinaire netteté !- s’était littéralement incrustée en moi et je compris alors que désormais elle ne me quitterait plus…

Il est parti quand j’avais tant besoin de lui. Il a fui, croyant fuir son destin, croyant me fuir. Pourtant, j’aurais tout aimé de lui. Mon amour aurait fait souche dans la caverne ouverte en son cœur par le mystère de sa naissance et serait parvenu à la combler.
Chimères amères, rêves à jamais inassouvis…
Depuis, je suis seule. Ma passion s’est usée à force de tant l’évoquer. Tout m’est fade, plat.
Je tente d’insipides incipits, mais ces débuts d’histoires n’aboutissent jamais qu’à l’ennui, au dégoût de moi et des hommes. Je me sens sèche comme mon encre, ma plume est émoussée. Lentement, le renoncement ronge et fait son œuvre. Sans relief, ma vie s’écoule, s’enlise. Le froid s’insinue en moi, s’installe. Je sors peu. De moins en moins…


Sorti de mon hébétude, j’ai passé ma vie à la chercher sans jamais la retrouver. Il me reste son baiser, mon seul trésor. Je ne sais plus qui a écrit que l’essentiel c’était ce qui restait quand on a tout oublié.
Ce dont je suis sûr c’est que ce baiser sera mon ultime talisman quand sonnera l’heure d’amener les voiles, l’obole précieuse que je destine au batelier des abysses afin qu’il consente à me faire passer sur la rive d’en face…
Le permis de construire une autre vie sur le versant éblouissant de la colline aux asphodèles…