jeudi 24 novembre 2011

Souvenirs d'outre-mère

Aujourd'hui j'ai traversé le cimetière de mon village, comme cela m'arrive parfois lorsque je pars en promenade. J'en ai profité pour donner à boire aux chrysanthèmes de la Toussaint, épanouis comme jamais sous le soleil radieux de cette fin novembre peu ordinaire... Et mes pensées sont tout naturellement revenues vers Elle et ce texte qu'un jour je lui avais dédié...



Souvenirs d'outre-mère…

Au long des chemins raboteux de mon enfance, nous avons longtemps marché côte à côte. Fille de cette vieille terre limousine à la fois douce et âpre, rebelle et sereine, tu n'avais de cesse de guider mes premiers pas, de m'initier au meilleur de cette vie campagnarde du début des années cinquante que tu aimais passionnément.
Tu n'étais pas loquace. Tu disais parfois - et les grands-parents qui vivaient encore sous notre toit ne manquaient jamais, à cette occasion, de hocher la tête d'un air entendu - qu'écouter attentivement valait souvent mieux que de trop parler…
Mais la pression douce de ta main dans la mienne, l'éclat avivé de tes prunelles de la même  teinte que les châtaignes de nos sous-bois, ces doigts que tu crispais parfois sur le rude bâton de cornouiller, tes silences éloquents et tes conseils murmurés à mon oreille, m'en ont appris bien plus que des paroles à profusion.
Si le jeune garçon que j'étais alors s'exaspérait parfois des fins de non-recevoir que tu opposais à mes questions récurrentes, un doigt sur tes lèvres, une caresse dans mes cheveux embroussaillés, un sourire d'encouragement qui valait bien toutes les promesses du monde,  me ramenaient à la réalité de l'instant.
Et si, par dépit de jeunesse, j'en rajoutais dans l'insistance,  j'ai encore, au creux de l'oreille, l'écho de la phrase sibylline qui venait invariablement y mettre un terme :
" Sois patient, mon petit ! Je te dirai ! Mais Paris ne s'est pas fait en un jour…"
Ainsi donc, peu à peu, ton exemple ayant souvent force de vertu, j'ai pu apprécier à leur juste valeur les choses simples mais essentielles que tu t'ingéniais à me faire remarquer : la course capricieuse des nuages au ciel d'avril, le velours bronze d'un cèpe sous la fougère du talus, la cantilène modulée du ruisseau s'évadant de  sa prairie natale, les hameaux s'égaillant dans le vert des collines, la course échevelée du vent dans les arbres de la forêt…
Lorsque les muscles de mes jambes de jeune chien fou me faisaient payer le prix de mes incessantes gambades, de mes sauts de cabri ivre d'air pur et de lumière, tu savais désarmer la grogne qui montait et transformer la halte devenue nécessaire en un petit paradis. Ta bouche  fredonnait alors une ancienne chanson - celle-là même que ta mère t'avait apprise en d'autres temps -, une histoire, belle comme un conte de veillée, s'ébauchait dans les jeux d'ombre et de soleil du bosquet qui abritait notre pause.
A la saison, tu ne manquais pas de sortir de la poche de ton tablier, une fiole de verre blanc que tu avais emplie aux trois quarts de vin coupé d'eau sucrée. Vin de la vigne paternelle et eau tirée de notre puits !
A nous alors les talus ensoleillés et les tapis verts des fraisiers sauvages qu'émaillait ça et là le rouge ardent des "majoufles" - puisqu'ainsi nous les nommions entre-nous, dans notre idiome patoisant ! - promises à notre concupiscence.
Mélangées au contenu de la petite bouteille, elles se révélaient être une gourmandise sans pareille, d'une simplicité biblique et d'un goût exquis, dont le parfum et la saveur se refusent obstinément aujourd'hui à venir revisiter mes papilles, si ce n'est par le souvenir qu'elles en ont gardé.

A tes côtés, j'ai grandi et à l'image de tous les enfants devenus de jeunes adultes, la vie m'a emporté dans sa course échevelée, vers des rivages inconnus et d'improbables quêtes.
Nous nous sommes retrouvés, ici et là, par la grâce de vacances estivales au parfum intact, de fêtes familiales, de réjouissances villageoises…
La destinée commune, hélas peu avare de chagrins et de peines, n'a pas manqué de baliser notre chemin de quelques pierres noires. La moindre d'entre-elles n'étant pas le décès accidentel de papa, par un sinistre jour de novembre englué dans ses brumes de deuil.
Comme toujours, tu as fait face, droite et fière. Comme aux jours premiers de cette guerre qui t'avait déjà enlevé ton époux sans jamais savoir si elle consentirait à te le rendre un jour. Comme toujours, tu as rengainé la douleur qui sourdait en toi, tu as mis ta détresse entre parenthèses pour mieux tenter de juguler celle des autres. Tu as repris par le bout du cœur le gamin que j'étais subitement redevenu et tu l'as contraint à regarder malgré tout vers l'avant. Pour ce cas-là aussi, tu avais en réserve une phrase définitive :
" Pleure ! Pleure dans ton cœur tant que tu veux ! Pleure derrière tes yeux ! Mais ne te laisse pas aller devant les autres ! Tu sais, lui qui avait les simagrées en sainte horreur, je suis sûre qu'il n'aurait pas aimé ça !..."

Et la vieillesse inexorable est venue imprimer ses marques indélébiles à ton front soudain strié, à la commissure de tes lèvres, posant au passage une neige inattendue sur ces cheveux que tu avais toujours gardés si noirs…
Retirée dans ton petit deux-pièces, tu as patiemment entrepris le tricot d'une existence solitaire, ponctuée de loin en loin par les visites de quelques amis et par mes arrivées impromptues, entre deux plages d'un agenda forcément bousculé.
Aucune trace d'amertume, de colère ou de regrets dans tes propos toujours aussi mesurés. Seulement une fidélité exemplaire aux tiens,  une lucidité acérée envers le monde actuel et un bouquet de souvenirs brûlants comme les flammes d'un grand feu perpétuellement allumé…
A force de m'abreuver, même de loin, à la source de ta vieillesse paisible, j'ai fini par abolir la distance et les années et, ayant à mon tour franchi le faîte de la colline, par me rapprocher  à nouveau de toi. Peut-être bien que les patientes leçons de mon enfance avaient fini par produire des fruits tardifs. Peut-être bien que j'avais fini par admettre qu'une vie ne pouvait se résumer à une fuite en avant balisée de vaines espérances et de rêves de lucre, que la vraie richesse était celle du cœur et que l'exemple que  tu m'avais légué valait bien celui asséné par des nantis pontifiants…
Aussi souvent que je le peux, je vais te rendre visite. Parfois tu sommeilles dans ton fauteuil lorsque je pousse la porte. Je ne dis rien. Je tire silencieusement une chaise, je m'assois en face de toi et je te regarde. Tu parais si calme. Seul parfois un tic fait tressauter ta paupière gauche, sans interrompre pour autant ta sieste improvisée. Je ne me lasse pas de regarder ton beau visage de vieille dame sur lequel passe en accéléré la valse folle des années enfuies. Si j'osais, je poserai ma tête sur tes genoux recouverts du plaid écossais que je connais si bien, pour redevenir un instant, rien qu'un instant, le petit garçon qu'au fond de moi je n'ai probablement jamais cessé d'être. Mais j'ai trop peur de te réveiller…
En ce dernier dimanche de mai, c'est ta fête. J'ai cueilli à ton intention un bouquet de roses de mon jardin. Celles que tu affectionnes depuis toujours. Les rouges vif. Modestes comme bien des roses anciennes, un rien fragiles dans leur corset de velours cramoisi, leur parfum subtil est un bonheur à lui tout seul. Ce sont les descendantes du rosier que j'ai toujours vu agrippé au revers de la terrasse de notre vieille maison et dont tu m'avais donné une bouture qui a bien voulu prospérer chez moi. Comme tous les ans, je sais que tu diras :
" C'est gentil d'avoir pensé à moi. Tu sais, ces roses, elles me rappellent tant de choses…"
Attendris comme deux amoureux, nous nous tiendrons un instant embrassés…

Une cloche lointaine pique les douze coups de midi. Comme si elle avait attendu ce signal, une saute de vent plus frais bouscule soudain les feuillages.
Mon voyage au pays des illusions perdues en profite pour prendre fin. La chaleur précoce de cette fin du mois de mai et l'insomnie de la nuit passée ont eu raison de mes velléités scribouillardes et de ma résistance au sommeil.
Une buée s'est posée sur mes yeux. La tête bourdonnante, le cœur lourd, je reprends possession de mon environnement habituel : le vieux saule aux lianes pleureuses, la tonnelle de vigne vierge, la table bancale, les deux fauteuils de rotin…
 Une feuille de papier blanc, lestée par mon lourd stylo d'ébonite noire, a refusé de s'envoler. Une poignée de minutes auparavant, je l'avais gratifiée d'un titre et de quatre pauvres vers :
A ma mère
Et voilà où j’en suis dans le jour qui se noie.
Réduit à me trouver, triste et larmoyant,
Sans l’éclat des ses yeux, sans l’écho de sa voix,
Offrant quelques fleurettes au coin du bois dormant.


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